Murs bombés dans la fièvre
L’heure était à la sieste. Yamanote s’allongea sur les rubans tendus dans le compartiment de sommeil. Avec un sentiment d’insatisfaction.
Jusqu’à présent, l’accomplissement de sa mission s’annonçait mal. Il n’avait décelé aucune image perverse susceptible de l’éveiller, aucun élément trouble capable d’orienter son enquête. Il piétinait. Parce qu’un « chercheur » ne doit jamais aller au plus facile pour préserver son anonymat : ni s’adresser aux services officiels, aux personnalités clés : intellectuels, scientifiques, ethnologues, militaires, policiers ; ni consulter directement les responsables des médias. Là résidait le piège où sombraient en général les néophytes, ceux qui ne détenaient pas les aptitudes du « chercheur ». Pas question non plus d’analyser des tonnes de documents, d’interroger systématiquement des milliers de gens dans la rue pour comprendre ce qui se tramait. La solution venait en son heure par simple imprégnation du milieu.
Le rôle du « chercheur » consistait à distiller la réalité pour en soutirer les essences primordiales. Les esters inconnus qu’aucune société ne pouvait dissoudre dans l’eau tiède de son idéologie. Contrairement aux espions qui s’attaquaient aux faits pour en réduire la portée immédiate, ces investigateurs de l’inconscient révélaient les non-événements qui entravaient la marche de la civilisation galactique.
Curieusement, la patience manquait aujourd’hui à Yamanote Shimbashi.
Rubans entrelacés, souples, élastiques, qui lui massaient le dos, détendant ses muscles, relaxant son organisme, induisant progressivement un repos qu’il refusait.
À l’hôtel Prince, tous les membres du personnel le considéraient avec méfiance. Sans doute à cause de son étrangeté, avait-il pensé au début, comme à chaque fois qu’il débarquait sur une terre inconnue. Puis cette idée avait fait long feu. À force de s’observer et d’observer les habitants de Qedo, Yamanote avait constaté combien ils lui étaient physiquement semblables. Même yeux bridés à l’iris dilaté, même peau mate, cheveux sombres et raides. Certes, sa taille excédait légèrement la moyenne et ses bras plus courts ne dépassaient pas ses hanches en se balançant, mais rien dans son apparence ne devait provoquer la répulsion, voire l’hostilité qu’il avait soulevée sur d’autres planètes où sa physionomie attirait l’attention immédiate. Ici, dans la rue, Yamanote passait presque inaperçu.
L’information aurait-elle déjà filtré ? Quelqu’un averti de la venue d’un « chercheur » en aurait répandu le bruit dans l’hôtel ? Théoriquement, cette version ne tenait pas. Depuis la Terre, le gouvernement central des planètes confédérées avait intérêt à protéger le secret de sa venue. Peu de gens d’ailleurs, même au sommet, se doutaient qu’il existât une profession comme la sienne. L’opinion publique aurait été indignée de savoir que l’univers connu était parcouru par des individus dont les fonctions consistaient à sonder les tares les plus secrètes des civilisations, à fouiner dans ces cloaques où s’épanouissaient les interdits quand ne s’y résorbaient pas les conflits. Relativement à ces tares mêmes, tous les ignoraient pour ne pas y déceler le reflet de leurs plus abominables fantasmes. Quant aux autorités locales de Qedo, elles étaient, bien sûr, tenues dans l’ignorance.
Quelque chose pourrissait quelque part.
Yamanote rouvrit les yeux. Lutter contre la nuit, la perte de connaissance. S’arracher de l’esprit l’impression qu’il était venu ici pour rien. Ou plutôt qu’il devenait las de traquer l’irrationnel pour l’annihiler. Depuis quelques mois, son esprit virait insidieusement à la subversion. Il s’interrogeait sur le sens de son engagement dans le conflit permanent qui opposait les êtres à la confédération. À mesure qu’il contribuait à gommer les différences entre l’idéologie dominante et les aberrations qui s’opposaient à son expansion, Yamanote gagnait en singularité. Car, à force de s’imprégner de ces mystères, le « chercheur » avait progressivement franchi les étapes d’une initiation. Peut-être avait-il atteint le point de non-retour ?
Sa présence à Qedo, bien sûr, signifiait qu’un drame larvé se déroulait sur la planète. Peut-être dans la capitale, ou ailleurs. Des indices avaient été recueillis par l’organisme de recherche. Si ténus qu’aucune preuve majeure n’avait pu être mise en évidence. Quelques voyageurs avaient rapporté des souvenirs qui ne coïncidaient pas avec la vérité historique officielle, ou des documents sur lesquels pesait un doute, des photos que les rares spécialistes de Qedo ne pouvaient identifier. Pas le moindre repère digne d’orienter son expédition sur ce monde étranger. Pas même quelques morts sans ordonnance, des fuites de capitaux inexplicables, une levée locale de boucliers, un lynchage anonyme, des suspects qui auraient préféré la fuite à l’aveu. Les scrutateurs s’étaient contentés de signaler la présence de failles dans la continuité logique, des perturbations de la trame sociologique. Les correspondants locaux interrogés avaient signalé avec réticence des anomalies de comportement diffuses, sans déceler l’origine des troubles. Bref un réseau de soupçons qui ne convergeaient pas mais suffisaient à créer l’impression d’une malformation dangereuse dans l’évolution fédérative de la planète.
Yamanote réfléchirait plus tard aux conséquences de son action. La routine reprenait le dessus. D’abord identifier, localiser le phénomène sur lequel pesait le secret d’une population complice.
Pour cela, il venait de s’installer dans la capitale où se brassaient tant d’informations, où se mélangeaient tant de peuples à l’occasion de la grande exposition anniversaire du rattachement de Qedo à la Confédération. Que le « chercheur » venait de visiter.
Ce matin-là, Yamanote Shimbashi s’était rendu sur le site de Baku, champ de rencontre des paradoxes sur fond de foire du trône galactique. L’interrogation d’une fin d’époque. Le pari technologique des grands régimes planétaires était gagné, les populations les plus attardées dans le passé étaient contaminées. Il semblait que personne n’échappât désormais à ce monde en transformation radicale qui se dessinait sur fond de colonisation des étoiles. L’instant était à la réflexion avant d’entamer une deuxième période d’expansion à travers le cosmos. Oui, c’était à travers les vitrines de « l’expo » que se dessinaient les temps futurs.
Ce matin-là donc, 26 mai, température de 69,8° Fahrenheit (soit 21° Celsius), nombre d’entrées à 10 heures : 296 656. À 3 mois de la fin de la manifestation, le nombre global de visiteurs venus de tous les systèmes fédérés dépassait les 6 milliards.
Côté paradoxe : une heure de parcours en train sur les 40 kilomètres qui séparaient Qedo de Baku (il était inimaginable pour tout ce peuple de s’y rendre en capsule individuelle). Trop de monde empruntait un réseau mal adapté en des périodes trop brèves. Sur place, les transferts prototypes destinés à supprimer les inconvénients ferroviaires ou assimilés qui étouffaient toute grande capitale et l’isolaient des chaînes urbaines contiguës. Solution d’avenir pour cette planète en voie de développement, le trottoir à glissement hors gravité présenté à l’exposition ne fonctionnait que sur quelques centaines de mètres entre deux monuments fantomatiques censés symboliser l’avenir et le passé.
Côté foire du trône galactique, le succès populaire. Des dizaines de milliers d’écoliers dans leur tenue de protection, casque antichoc, combinaison fortifiante, se tenaient accroupis en attendant l’ordre de leurs moniteurs. Les vieilles dames de Qedo en sumis blancs, visages gainés dans leurs sachets de tension épidermique, piétinaient avec la même ferveur que la foule anonyme venue parfois des territoires les plus reculés. Messieurs dignes dans leurs costumes traditionnels de cérémonie à larges fleurs, jeunes gens au crâne peint, le corps ceint de bandages. Là s’inscrivaient les litanies de leurs contestations.
Ces interminables files d’attente devant les pavillons de propagande des grandes sociétés interfédérales, holdings d’une extravagante puissance financière, exprimaient la ténacité d’un peuple à construire son avenir radieux. Ou bien sa mobilisation forcée par un gouvernement bien décidé à brûler les étapes intermédiaires afin d’accéder le plus vite possible au statut de membre à part entière de la confédération, en adoptant son futur préfabriqué.
Qu’y voyait-on d’extraordinaire ?
Dans les appartements transistorisés, les meubles se déplaçaient d’eux-mêmes pour répondre au désir de leurs locataires. Les ordinateurs étaient en symbiose avec les végétaux pour les aider à fleurir, à fructifier sous des cieux artificiels et des climats malsains. Des suggestions-lasers composaient des environnements nouveaux, des écrans à plasma ouvraient sur des univers en gestation avec un réalisme qui coupait le souffle. La vie nouvelle, la nature réorganisée, étaient ici suggérées dans un spasme audiovisuel qui perturbait les consciences les moins bien adaptées aux formes d’existence à venir, qu’offrait la confédération à tous ses membres. Cela allait permettre aux résidents des futures colonies de substituer à la simple alternance de la nuit et du jour des rythmes biologiques qui leur conviendraient mieux, de trouver leur autosuffisance alimentaire en cultivant des protéines grâce aux fibres optiques.
Des gamins défilaient devant ces surprenantes images tandis que ronronnaient doucement les moteurs de leurs caméras autoportées, réagissant à leurs moindres sollicitations mentales.
Toutes ces choses existaient depuis bien longtemps. Mais l’expansion civilisatrice de la confédération s’était souvent heurtée aux tabous. La technologie de pointe avait mis des siècles à s’imposer partout. Maintenant, la symbiose se produisait. L’idée de progrès gagnait lentement les consciences, traçait ses ramifications tel un mycélium dans un sous-bois obscur. Les champignons de la modernité jaillissaient du sol. Après les chaleurs et les pluies d’orage, leurs spores se répandaient au hasard, fins, insinuants, invisibles.
« Bientôt, les maisons climatisées respireront à notre place un air toujours plus sain », avait pensé Yamanote. Il était d’ailleurs nécessaire d’imaginer ce genre de solution pour le programme final, cet instant où l’homme et ses semblables, si fragiles en dehors de leur environnement, quittant l’univers connu, seraient contraints de s’en composer d’artificiels pour habiter l’espace. Ou, paradoxe suprême, le faire habiter par des machines biologiques dont le capital génétique aurait été défini pour un rendement optimal.
Comme le montrait cette maquette animée de la galaxie en vue cavalière où clignotaient des modules comme autant de maisonnettes dans une ville, n’importe quel fragment du continuum espace-temps pouvait être réduit par la pensée aux dimensions d’un jeu lilliputien auquel l’homme participerait à distance.
La pluie tombait dans un jardin rotatif sur les plants de protéines végétales en germination, traversée par la lumière bleue des lampes à halogènes. Fasciné, les yeux fixes, un père, avec son baluchon d’enfant sur le dos, observait la pousse des feuilles. Il détonnait dans l’ensemble des visiteurs par l’aspect abstrait de ses vêtements. Qui ne semblaient pas taillés pour lui. Plutôt pour une idéalisation de sa morphologie.
Yamanote le suivit, intrigué par son comportement. À quelques pas de là, un arbre à pommes de terre dont le feuillage trempait dans un compost liquide étendait ses racines aériennes sur plus d’un demi-hectare. Les lourds tubercules sans peau, d’un jaune crémeux, pendaient comme autant de luminaires éteints. Tous les palpaient au passage, s’ils ne les volaient pas malgré les gardiens placés tous les cinq mètres. L’homme et son fils circulaient au-dessous comme s’ils redoutaient une menace, pliant les épaules. L’enfant semblait anormalement peu agité pour quelqu’un de son âge. Cinq ans environ d’après la taille ? Aux deux extrémités inférieures de son vêtement triangulaire, sortaient deux petites mains blanches, aux ongles aussi nacrés que des perles, griffés sur la poitrine de son père.
Soudain, bousculé par un remous de foule, Yamanote fut éjecté dans l’allée centrale où bouillonnait la lumière solaire. Deux personnages en tenue de survie – l’un du sexe féminin en rose, l’autre masculin en vert, coiffe protectrice sur la tête, masque devant la bouche, gants de protection – s’affairaient à décontaminer les massifs de fleurs poussant à l’air libre.
De grandes traînes de pollution couleur de soufre en fusion frissonnaient entre les nuages.
Sympathie amusée du public devant les dioramas du pavillon de la Terre où il retrouvait les images originales de l’aventure technologique, de la conquête spatiale. Auxquelles répondaient, goguenards, les films vidéo issus d’un poste de télévision archaïque inclus dans un bahut fait à Séoul au XVIIe siècle. Qu’y voyait-on ? Un empereur (Hirohito sans doute) sablant le champagne avec un président des États-Unis d’Amérique, que les connaissances du « chercheur » ne lui permettaient pas d’identifier. Pour un toast de défi réciproque devant ce déferlement rétrospectif de bâtiments préfabriqués, de matériel hi-fi, d’ordinateurs personnels, de gadgets électroniques, de prototypes de voitures propres et silencieuses où se profilaient les grandes guerres économiques de la fin du XXe siècle, le dernier avant l’ère spatiale.
Evoquant à Yamanote ses origines japonaises, soigneusement enfouies sous des couches de matériaux pédagogiques empilées au long des générations par une société soucieuse d’effacer les différences culturelles entre les peuples de la Terre, de gommer les codes génétiques afin d’obtenir ce brassage absolu des races qui lui avait permis de conquérir les étoiles.
Brûlant soleil de mai. Il cligna des yeux. Devant les longues perspectives des allées passées au spray vert, mousseux sous les pieds, ses rêves s’effilochèrent. Des odeurs composites de cuisine interplanétaire montaient dans le ciel surchauffé. À Baku, le métissage était porté au rouge. Une serveuse aux yeux de chocolat, fourrure bleue et doigts spatulés, originaire d’un monde si lointain que Yamanote n’en avait jamais entendu parler, servait des saucisses de hibou, spécialité de Qedo, à des Altaïriens en goguette qui se nourrissaient habituellement de bouillies parfumées aux essences de fleurs. Les foules se développaient pour un gigantesque pique-nique à l’ombre des pavillons, s’affairant autour des rouleaux de viande glacée, déballant des boîtes de pâtes acidulées, ou des filets de poisson en saumure délicatement enroulés autour de bâtons décorés.
C’était la pause. Tout un ordre architectural inconnu s’instaurait aux yeux des fouisseurs d’avenir, de ces populations venues se fondre dans le noir pour assister au grand spectacle de l’avenir radieux. Des cônes bleus se profilaient à travers un parallélogramme d’un jaune aigre, un faux tombeau égyptien était mis en parallèle avec un grand astronef fossile qui avait dû servir jadis à aborder Proxima Centauri. Des pylônes de formes inusitées perçaient les nuages de leurs cathodes et de leurs anodes, prêts à faire goutter des pluies artificielles. Quatre bondisseurs arrachaient des cris hystériques à ceux qui se risquaient à franchir en catapulte les quatre cents mètres qui les séparaient du sommet de la tour panoramique. Sphères, cubes, trapèzes, rhomboïdes, structures aberrantes, gâteaux d’architecture ou baraques provisoires se répartissaient agréablement dans les allées fraîchement plantées de fleurs-miroirs. Sur le podium central se produisaient des créatures de rêve, arrachées aux fantasmes sexuels des habitants d’une planète récemment affiliée. Yamanote s’était installé dans un fauteuil club et devant un verre de thé pour les contempler.
Trop c’est trop ! Ces visions se télescopaient dans sa tête sans qu’il puisse les analyser. Il lui aurait fallu des siècles pour assimiler tant d’informations, tant de sensations. Se reposer, oublier, décanter.
Au loin, comme la proue d’un navire, s’érigeait dans l’espace la sphère lumineuse d’un communicateur géant. Devant cette cathédrale audiovisuelle qui transmettait des visages d’écoliers de la confédération entière, des milliers de gamins accroupis dans l’herbe synthétique saluaient de hurlements les images cent fois agrandies de leurs congénères.
Il n’y avait pas d’inquiétude à se faire : l’homme de demain était en travaux. « Grâce à la sélection génétique, à la planification culturelle, nos descendants seront plus aptes que nous à digérer le choc du futur », avait diagnostiqué Yamanote.
« À nous les petites galaxies ! »
Pourquoi ce désenchantement brutal ? Jusqu’à présent, le « chercheur » n’avait jamais ressenti une telle impression de désarroi devant la civilisation en marche. Son métier même impliquait son adhésion. Là se trouvait peut-être la faille qu’il recherchait, l’endroit exact où se produisait une dérive des continents de l’esprit. Comment la détecter dans ce magma ?
En somme, le message qu’essayait de transmettre l’exposition de Baku était simple : le futur est sophistiqué, mais il est mieux trempé que l’acier ; il nous prépare à conquérir des étoiles nouvelles. Les ordinateurs et les astronefs font partie de sa mythologie. La nature sera caressée mais domptée. La vie est électrique. Sacré défi ! Quel appétit ! Mais pourquoi cette faim d’un rêve humain mis en carte ?
Pourquoi cette envie insatiable d’essaimer et de reproduire partout son milieu originel, commune à tous les êtres vivants ? N’y avait-il pas lieu, au contraire, de célébrer la disparité ?
Depuis qu’il voyageait à travers la galaxie, Shimbashi déplorait cette uniformisation. Quel ennui ! Pourquoi donc poursuivait-il ses missions jusqu’à leur terme ? Cet effort absurde aurait-il un jour la vertu magique de lui épargner la mort ? Non, le « chercheur » possédait ce petit quelque chose de plus qui lui permettait de mieux savourer le goût des êtres, d’apprécier plus intensément leur personnalité secrète ; au-delà d’une intuition, la capacité d’atteindre les zones occultes de la pensée, où se réfugie l’individu devant les décisions des majorités silencieuses. Ce pouvoir miraculeux l’épargnait, repoussant la monotonie.
Le sommeil allait cette fois l’emporter. Yamanote s’arracha à son lit de rubans, se leva en titubant, fouilla dans ses bagages, en sortit un flacon, absorba un comprimé rouge avec son gel digestif. Ainsi drogué, il allait pouvoir vérifier si de nouvelles données se déposeraient sur le rêve-implant.
Ce dernier intervenait toujours dans la dernière phase de la nuit. Etudié sur ordinateur d’après les dernières théories oniriques, il était fondé sur une trame très simple qui se manifestait au cours du sommeil paradoxal. Théoriquement, la structure de son scénario permettait de fixer des images significatives qui avaient échappé au « chercheur ». Une sorte de dépôt de l’inconscient. Souvent à l’odeur de poubelle.
« Nous sommes en 99 », pensa-t-il. Une lumière bleu-vert émanait des murs, du sol et du plafond. Très pâle vers le centre, ses couleurs l’intensifiaient à mesure qu’elles atteignaient les bords, soulignant les arêtes du cube – sa chambre – par des lignes d’un noir si intense qu’il semblait l’émanation du néant. Un noir vibrant d’un trilliard de corpuscules, irradiant le verso d’un dé manipulé de l’extérieur par des forces inconnues, avec son destin pour enjeu.
La porte s’ouvrit, laissant passer le réparateur.
— Je crois que vous êtes en panne.
— Non, c’est le bleu-vert qui me gêne, je crois qu’il ne plaira pas à ma femme. Certainement pas.
Sans lui prêter attention, l’homme farfouilla dans le distributeur pour changer quelques éléments.
— Bien, je vais réparer la panne, si j’en connais la cause, vous en subirez les effets.
L’impression de désarroi ressentie fut proportionnée à l’agrément que lui procurait l’idée de quitter sa chambre. Qu’il connotait d’incidents plus graves.
Mais, vite ! ses deux fils allaient arriver dans un instant. Yamanote devait leur préparer leurs casques et leurs combinaisons étanches pour leur séance d’immersion pédagogique.
Panique, il n’avait rien sous la main.
Son affolement s’apaisa dès leur entrée. Les deux adolescents semblaient si calmes. Jumeaux, ils se distinguaient d’emblée par le toupet de cheveux qui retombait en boucles sur leur front, l’un vers la gauche, l’autre sur la droite. En cherchant à superposer leurs visages, le regard observait progressivement une subtile distorsion de leurs traits. Malgré une origine génétique identique, la chimie organique avait orienté différemment leur plan de polarisation. Ce qui irritait profondément sa femme.
Ils accueillirent les protestations de dévouement de leur père avec indifférence, raillant même son affairement soudain. Dépité, Yamanote les laissa s’habiller.
Lorsqu’ils furent installés à l’intérieur de l’écran, les jumeaux simulèrent si bien l’attention, parurent si studieux que leur père crut un instant à la qualité de leur travail. Puis il s’aperçut qu’ils jouaient au lieu d’apprendre. Il suspendit la séquence afin de programmer lui-même les données de leurs leçons, plus quelques punitions.
Sa femme choisit cet instant pour apparaître.
— Qui êtes-vous ?
— Mais Yamanote Shimbashi, ton mari.
— Je ne vous reconnais pas.
Ses yeux agrandis par l’effort soutenaient son regard. Sa sévérité naturelle s’adoucit à cet instant.
— Qu’importe, vous le remplacerez sans difficulté.
— Mais c’est inouï !
Il fouilla dans ses vêtements. Aucune preuve de son identité ne s’y trouvait. Les jumeaux, riant sous cape, faisaient semblant de se désintéresser de la scène.
— Qu’est-ce que je dois faire pour t’aider ?
— C’est bien ce que je disais, allez donc préparer la réception, comme d’habitude. N’oubliez pas : j’aime la fête !
Cet ordre le laissa perplexe. Il ne se souvenait pas d’avoir organisé la moindre festivité. Et cependant, il fallait bien qu’il accomplisse chaque soir quelque chose pour occuper son emploi du temps.
— C’est fait, dit le réparateur, entrant sans bruit dans le hall de réception.
En effet, sa chambre était redevenue jaune. Elle ne lui plut pas. Il paya le réparateur en rechignant. Puis alla faire ses ablutions. La baignoire avait les dimensions d’une piscine où Yamanote occupait la place d’une île. Les deux enfants le rejoignirent. Ils jouèrent au savon. La règle était simple : chaque fois que le savon échappait de la main d’un des partenaires, il fallait le reprendre au fond de l’eau en glissant entre ses jambes. Sans subir son étreinte. Que de frôlements incestueux ! Il avait appris ce jeu de sa mère lorsqu’elle lui faisait sa toilette.
— Eh bien, papa, qu’est-ce que c’est que ces manières ?
La nouvelle venue semblait scandalisée.
— Qui êtes-vous pour me donner des leçons ?
— Mais je suis ta fille !
— Je ne vous reconnais pas.
— Bien, ça suffit, je vais me coucher seule, ce sera tout pour ce soir.
Cette nouvelle le soulagea vraiment. Sa main était crispée sur le savon triangulaire. Au moment de le poser dans son étui, il remarqua l’inscription « Is’Khaï », gravée dans la masse.
Sa femme l’attendait dans la chambre, plongée dans le noir. Allongée sur le dos, elle était nue. Son corps luisait d’une sourde phosphorescence. À la place des yeux, Yamanote possédait deux téléobjectifs. Il fit d’abord le point sur le visage pour s’assurer que ce fût celui de sa compagne, puis régla la bague au niveau du pubis. Les cuisses et les jambes situées dans le même axe devinrent floues. Les pieds surtout.
Ainsi, en cherchant à grossir un détail de la réalité, la netteté se faisait au détriment de l’ensemble. Dans la mise en perspective historique de cette réalité, le passé s’estompait dès que l’esprit se fixait sur un moment quelconque de sa continuité. Le parallèle s’imposait.
— Ouvre la fenêtre, j’étouffe.
Yamanote s’exécuta, poussant les deux battants, passés au bleu par mesure de sécurité. Le choc fut terrible : derrière les vitres ne subsistaient plus que les ruines d’une ville incendiée après une formidable explosion. Certainement pas Sa ville. Aspiré par un cataclysme inconnu, son appartement avait dérivé vers un ailleurs. Partout, des pans de murs écroulés s’enchevêtraient, tas de gravats carbonisés, poutrelles fumantes. Sur le sol jonché de décombres, des traînées de sang. Auréolé par une lumière d’apocalypse, chaque détail de la pierre acquérait un relief saisissant. Dans le ciel livide, les dernières traînées de l’explosion se dissipaient en sombres lambeaux. La scène semblait si réelle, peinte avec tant de précision qu’elle évoquait irrésistiblement un décor de studio.
— Alors, Yamanote, j’attends.
Détachant ses yeux de l’horreur, il se retourna. Sa femme paraissait si belle, si nue ! Devait-il lui faire l’amour ou se jeter par la fenêtre ? Cette interrogation désespérée le réveilla.
Contrairement aux autres cauchemars, celui-ci ne laissait subsister aucun malaise. Yamanote évita de bouger. La formation d’un « chercheur » comportait l’analyse quotidienne des rêves dès la phase d’éveil, comme entraînement à l’interprétation, beaucoup plus délicate, du rêve-implant. Les différentes théories d’école dont avaient débattu les psychiatres au cours des siècles avaient permis d’isoler la meilleure méthode mnémotechnique. Aucune précipitation, ne jamais chercher à privilégier un épisode du rêve, sinon le contexte s’évanouissait. Même chose pour la structure générale qui s’effondrait dès que le rêveur cherchait à la reconstituer. La matière même du songe était la plus évanescente, la plus délébile qui soit. Il fallait surtout éviter de froisser la mémoire, laisser s’y déposer les images afin qu’elles s’y stabilisent. Pour cela, prolonger un demi-sommeil, un état larvaire où ne s’exerçait pas la tyrannie de la pensée. Choyer l’impression onirique et s’en imprégner en douceur.
Bien sûr, le rêve-implant contenait des plages fixes qu’il était inutile d’étudier, mais son réalisme, l’intensité des sensations, faussaient les perspectives, faisaient douter de l’interprétation des variables. La drogue déclenchait des processus neuronaux, éveillait une mémoire secrète qui se chargeait parfois de souvenirs inconscients antérieurs à la période recherchée. Il fallait évincer d’emblée tout ce qui s’y rapportait pour ne sauvegarder que les plus récents.
Lorsque Yamanote eut opéré sa décantation, il fit une dernière fois le point. L’instant était décisif. Car ce qu’il allait sélectionner dans ce matériel onirique tout neuf lui ferait oublier les autres variables du rêve-implant. Pas question de les redécouvrir. En recourant ultérieurement à la drogue, les séquences initiales seraient chargées de nouveaux dépôts, brouillant les pistes précédentes.
En descendant de son alcôve, sa jambe gauche fléchit, il manqua de s’effondrer à terre. Le « chercheur » se sentait extrêmement faible, plus fatigué que s’il n’avait pas dormi. Le laveur lui redonnerait peut-être un peu de tonus. Il programma un massage marin avant de s’engager dans la cabine. Celle-ci s’inclina à l’horizontale, maintenant son corps à égale distance des bords par compensation de gravité. De fines gouttelettes à la forte odeur d’iode et de sel jaillirent de toutes parts, pétrissant ses muscles en longs mouvements circulaires. Sensation si euphorique que Yamanote faillit retomber dans le sommeil. Tous ses efforts y auraient sombré.
Sa chambre de l’hôtel Prince dominait Qedo, ville plate et sans monuments remarquables. À cet étage, il apercevait la mer au loin, contournant la péninsule de Baku où pétillaient quelques lumières insolites sous le plein soleil.
Après l’avoir extirpé de sa valise, le « chercheur » dépouilla le terminal de son étui, puis le connecta au réseau afin d’approfondir le sens de ses découvertes.
De tous les éléments sélectionnés dans le rêve-implant, le plus évident concernait sa position d’île dans la baignoire et l’inscription « Is’Khaï » gravée dans le savon. Comme avant chaque mission, il avait « appris » l’histoire, la géographie, la culture de Qedo au cours de séances d’hypnagogie forcées. Ces souvenirs s’exprimaient parfois à bon escient. La plupart du temps, il lui fallait minutieusement introduire son matériel onirique dans le terminal pour le comparer avec des données plus exactes :
« Is’Khaï, joyau de l’océan intérieur, est considérée selon les théologiens et les historiens de la planète comme le berceau de l’humanité qedienne. Située dans la zone tropicale, son relief montagneux favorise un climat tempéré en altitude où résident les trois quarts de la population importée, tandis que les côtes et les forêts des basses terres sont occupées par les autochtones. Ceux-ci ont conservé une autonomie vis-à-vis du gouvernement de Qedo incluse dans le traité qui lie la planète à la confédération (pour les réserves ethnologiques protégées voir aussi Nawa, Dris’Khol, Santheu et Braka). »
Cela n’avait rien d’étonnant, sur chaque monde fédéré, il existait des cas semblables.
« D’une superficie de 13 000 hectares, Is’Khaï produit principalement des bois exotiques, des épices, du vin et du bétail.
« La topographie particulièrement harmonieuse de l’Île en ferait l’un des paradis touristiques de la confédération si l’hostilité des autochtones ne s’y opposait pas. Les autorités de Qedo attirent l’attention sur les risques qu’engendre la visite des terres basses.
« Population 2 400 000 habitants. Capitale et port franc Is’Khaï.
« Fête traditionnelle de Fuyu Khan le 9 mai, vouée au dieu de la mort. »
Yamanote raccorda immédiatement à sa visite de Baku le court extrait vidéo qui défila ensuite : la silhouette de l’homme à l’enfant entrevue sous l’arbre à pommes de terre était tellement caractéristique de l’habillement indigène. Son abstraction comme la géométrie parfaite du vêtement de l’enfant resteraient à jamais gravées dans sa mémoire.
Parmi les autres éléments retenus du rêve-implant, cinq énigmes subsistaient : les changements de couleur de sa chambre, la dissymétrie des jumeaux, l’impossibilité de se faire connaître par sa femme et de reconnaître sa fille. Le décor de ruines par la fenêtre ouverte. Le parallèle entre le désir et le suicide.
Se rendre à Is’Khaï, immédiatement. Tout en se renseignant auprès du bureau de l’hôtel à propos des moyens d’accès et des horaires, le « chercheur » rangeait fébrilement ses affaires, sans se préoccuper de l’air renfrogné du réceptionniste qui lui répondait. Yamanote déchanta. L’île se situait aux antipodes de Qedo et visiblement les autorités ne favorisaient en rien les déplacements vers ces lieux troublés.
— D’ailleurs, vous ne pourrez vous y déplacer sans un sauf-conduit spécial, conclut son interlocuteur.
— Vous ai-je demandé si vos ancêtres étaient fédérés ?
Il n’aurait pu blesser plus grièvement le qedien, surtout de la part d’un Terrien. L’écran s’éteignit.
« M’en fous, j’aurai d’autres renseignements. »
Mieux valait sortir de l’hôtel pour se procurer son billet et son laisser-passer. Cherchant autour de lui une capsule individuelle disponible, Yamanote avisa, très haut dans le ciel, une ligne circulaire d’aérotrain qu’il n’avait jamais remarquée sur aucun dépliant touristique de Qedo. Elle n’était accessible qu’à partir d’un jardin abandonné. Plutôt piétiné et sali par les déchets, constata-t-il en examinant les pelouses et les massifs pollués par des sachets lacérés, des emballages éclatés, des boîtes écrasées. Cet endroit semblait réservé à un pique-nique permanent. À ce moment, un jeune homme qui le dépassa lui lança un conteneur de « gazuse » entre les jambes, sans s’excuser le moins du monde. Instinctivement, le « chercheur » mémorisa trois des inscriptions qui s’étalaient sur ses bandages. Jamais il n’en comprendrait le sens. Sa connaissance du qedien écrit était limitée à quelques mots d’usage courant. Sans compter que l’élève Yamanote Shimbashi était si malhabile en dessin qu’il ne saurait jamais en reproduire la calligraphie sur un papier ou sur un écran, même avec une mémoire assistée. Pourtant le graphisme persistait. « En lettres noires sur mon âme blanche. » L’impression qu’il ne pourrait jamais se débarrasser de ces sous-titres énigmatiques qui s’inscrivaient au bas du ciel.
Pour grimper jusqu’à la station, il fallait emprunter un escalier archaïque, s’enroulant en spirale autour d’un ascenseur à gravité hors d’usage. Depuis longtemps, si l’on en jugeait par la couche de poussière déposée sur le sol de la cabine abandonnée. Durant sa pénible grimpée, Yamanote eut le loisir de réfléchir aux apparents, conflits de civilisation qu’exprimaient ces détails ignorés du tourisme ordinaire, presque inexistant d’ailleurs sur Qedo. Si l’exposition universelle n’avait pas eu ce surprenant retentissement auprès des nouveaux confédérés, il est fort probable qu’on ne l’aurait pas requis pour cette mission. Avant cet événement, la planète était délaissée par les touropérateurs. Rarissimes étaient les voyageurs en provenance d’autres planètes qui séjournaient dans la capitale. Aujourd’hui, à peine débarqués de l’astrodrome, ils étaient parqués dans les complexes hôteliers qui ceinturaient Baku, avant de repartir vers leurs lieux d’origine. Sans doute pour éviter les risques de pollution ethnologique.
Peu de passagers sur le quai s’inscrivant en virgule au-dessus du plan réel de Qedo, cinquante mètres plus bas. Yamanote s’empêcha de penser qu’ils le dévisageaient tous avec insistance. Il connaissait trop bien ce réflexe paranoïaque de tous les « chercheurs ». Qui surprenait à n’importe quel moment d’une enquête. La ville respirait au-dessous de lui avec un bruit sifflant. Son remugle composite montait par bouffées âcres. D’après les renseignements officiels, personne ne savait en expliquer l’origine dans une ville qui respectait toutes les règles d’hygiène de la confédération et dont les plans d’urbanisme récents auraient nettoyé tous les anciens taudis. Peut-être une odeur fossile dégagée par les rares foyers infectieux subsistant dans le tissu urbain. Il pouvait témoigner de leur existence, à quelques pas des hôtels de grand luxe dont la population ne voyageait jamais qu’en capsules particulières.
Yamanote s’avança : nul ne fit le geste de se détourner brusquement, révélant une possible surveillance. Cela ne prouvait rien. La plupart des filatures s’effectuaient avec des traceurs. Pas difficile par exemple pour l’adolescent qui l’avait croisé tout à l’heure de le marquer au passage. Le suiveur n’avait plus qu’à l’attendre sur le quai pour contrôler sa présence sur son écran-bracelet. Et s’il avait choisi de parcourir Qedo à pied ? Cela ne se faisait plus. Non qu’il y eût danger d’après les guides, mais la chaussée était mal entretenue faute d’usage, des fondrières s’ouvraient au milieu des trottoirs dans les rues délaissées par les piétons et les voitures. Il se promit néanmoins de revenir en marchant. Souvent ce genre d’initiatives permettait aux « chercheurs » de recueillir des indices subtils. Jamais au repos, la quête constituait sa nourriture.
La rame avait cet aérodynamisme désuet des engins qui ne traversaient pas l’espace, où cet aspect fuselé n’est pas indispensable. Les stations défilaient, chargeant et déchargeant les voyageurs. Tout ce monde était bien silencieux. À travers les vitres panoramiques, Yamanote guettait les symboles universels qui devaient lui indiquer sa destination. Dix rangées de sièges plus loin, quelqu’un l’observait. Pour diminuer les risques, il s’en rapprocha.
Sa prudence n’avait rien de paranoïaque. Si les « chercheurs » avaient un pouvoir très particulier, en compensation, certains individus le décelaient avec acuité. Sinon, sa profession n’aurait pas compté autant de victimes. Les statistiques étaient là pour le prouver. Encore fouineraient-ils selon les méthodes traditionnelles des policiers ou des espions, avec leurs armes et leurs privilèges, qu’ils préserveraient une sécurité relative. Mais leur manière d’agir sans prendre la moindre précaution, en côtoyant les hommes et leur environnement, pour se charger comme des piles, les exposait directement au danger.
Le Qedien ne broncha pas en le voyant arriver par le couloir flexible. Shimbashi s’assit en face, contempla d’un air dégagé un ancien échangeur d’autoroute abandonné. Qui se dressait telle une gigantesque sculpture de piliers enchevêtrés, de rubans de route sectionnés net dans l’azur. Sur l’aire dénudée qui l’environnait, une noria de capsules individuelles parcourait la ville à hauteur de circulation réglementaire, entre dix et trente mètres, empruntant le tracé des rues sans jamais survoler les toits. Quel cataclysme avait pu tronçonner ainsi ce vestige d’architecture urbaine ? Ou dans quelle intention les dirigeants de la capitale avaient-ils procédé à l’ablation du réseau routier qui l’enserrait ?
— Gaw Shin, c’est ici, monsieur.
— Pourquoi me dites-vous ça ?
— Parce que c’est là que vous descendez, probablement.
— Comment le savez-vous ?
— Renseigner un étranger, c’est la règle d’accueil.
— Je n’en doute pas. Mais pourquoi me désignez-vous cette station, précisément.
— Tout voyageur commence sa visite de Qedo par le centre du tourisme.
Yamanote sourit. La réponse semblait logique.
— Je pourrais aussi bien habiter la capitale depuis deux mois.
— Non, dans ce cas, votre peau aurait déjà changé de couleur.
À peine le « chercheur » eut-il le temps d’enregistrer cette information, qu’un mouvement insolite s’empara de la rame. Comme si de gigantesques tenailles pneumatiques la secouaient de haut en bas. Par réflexe, il tenta de se lever, mais une forte pression le cloua à son siège.
— Ne bougez pas, ça va passer. C’est un tremblement d’air. La saison commence au milieu du printemps.
— Je ne comprends pas.
— Des dépressions atmosphériques localisées qui provoquent de minuscules typhons ascensionnels.
La gare aérienne qu’ils venaient d’atteindre vibrait de toutes ses structures. « Et si tous les points de colle qui tenaient les poutrelles en plastique lâchaient en même temps », pensa-t-il en se voyant précipité vers le sol dans un écroulement de château de cartes.
— De tels incidents se produisent rarement.
— Comment avez-vous su ce que je pensais ?
— Qui n’imaginerait pas la même chose. Mais ne vous inquiétez pas, c’est plutôt le contraire qui se produit.
— Le contraire, c’est-à-dire ?
— La rame qui est aspirée vers les couches supérieures de l’atmosphère et broyée sur place. Pourquoi croyez-vous que les immeubles de Qedo soient si plats ?
— Pour éviter la destruction des étages supérieurs ?
— Vous avez gagné. Les turbulences n’interfèrent presque jamais au-dessous de trente mètres du sol.
Inexplicablement, cela le rassura. Un voyageur se mit à gémir longuement, puis sembla bondir de son siège pour crever la voûte du wagon dans un froissement métallique. Des gouttes de sang retombèrent des lèvres déchiquetées de l’ouverture.
La vibration cessa.
— Un sacrifice suffit à Tara.
— Qui est Tara ?
— Le nom du tremblement d’air, qui est aussi celui de l’esprit de la mort.
— Je croyais qu’il se nommait Fuyu Khan.
Pour la première fois depuis le début de cet entretien fébrile, Yamanote dévisagea le voyageur avec attention. C’était une femme, jeune, avec de petites nattes de cheveux noirs entremêlées et fixées par une laque qui leur donnait l’aspect de la céramique. Son visage avait blêmi : plus, une pâleur extrême rendait sa peau presque transparente. On y devinait le réseau des capillaires. Sa tension s’exprima dans sa diction hachée :
— Ne prononcez jamais ce mot à propos de Qedo. Fuyu Khan habite seulement Is’Khaï.
Le « chercheur » sentit qu’il fallait immédiatement gommer l’effet de son impair, sinon la voyageuse risquait d’en accuser gravement le contrecoup.
Pourquoi ne pas recourir aux bonnes vieilles méthodes qui avaient fait leurs preuves ? Comme le train allait repartir, il proposa :
— Si vous pouvez me pardonner. Rendez-vous ce soir 8 heures à l’hôtel Prince, je vous invite à dîner.
Et il bondit sur le quai avant que la porte se referme. La rame démarra. La face blafarde de la voyageuse s’inscrivit sur la vitre, braquant sur lui ses yeux sombres. Sur un dernier signe de la main, elle disparut dans la courbe de l’aérotrain.
Dans l’ascenseur qui l’emmenait vers la gare de Gaw Shin, un malaise le saisit à son tour. Il se cristallisait à partir d’une idée : si Tara menaçait la vie des habitants de Qedo à chaque printemps, pourquoi avaient-ils construit des lignes de transport aérien à une telle hauteur ? La réponse tenait peut-être dans l’impassibilité de ceux qui avaient assisté au drame brutal. Un goût larvé du suicide par accident. Mais lui-même avait peu réagi au sacrifice sanglant. L’homme mort n’avait pourtant rien de factice. L’apprentissage de la fatalité semblait une norme essentielle à qui voulait comprendre la psychologie des Qediens.
Yamanote Shimbashi ne retrouva son calme qu’en effectuant ses premiers pas dans la rue.
Son contact se situait dans une officine d’import-export située à l’entrée du quartier de Gaw Shin. Jadis, cet endroit avait été fameux pour les plaisirs. La prohibition de l’amour vénal imposée par la confédération l’avait vidé de sa substance jusqu’à ce que les affairistes s’en emparent. L’aspect touristique du lieu dissimulait la puissance commerciale et politique de ses véritables habitants. Yamanote dépassa une « bulle de montre » enchâssée dans un immeuble aux parois lumineuses. Jadis, selon ses souvenirs artificiels, ces grosses boules transparentes servaient aux prostituées à se faire rouler nues dans Gaw Shin pour s’offrir aux passants. Derrière cette extraordinaire vitrine se trouvait l’absurde consulat de Suisse, prête-nom officieux des services de renseignements de la Terre, planète confédérée. Plus secrètement, au premier étage, résidait celui qui pouvait lui accorder une aide efficace, le consul en titre, agent commercial.
Un Qedien lui ouvrit la porte ; ses bras atteignaient le bas de ses mollets.
— Je « cherche » Stiri Unga.
L’homme lui tendit la main en se reculant, avec une visible répugnance à ce geste. La confédération en avait fait le symbole de l’amitié entre les peuples malgré les interdits locaux. Bizarre de se tenir si loin de l’autre pour se saluer.
— Vous avez trouvé Stiri Unga, que peut-il pour votre plaisir ?
— On m’a dit que vous étiez expert en affaires délicates.
— S’il s’agit d’exporter n’importe quel produit de la planète, j’en suis capable.
— Je voudrais acquérir du vin d’Is’Khaï.
— Dans ce cas, vous serez obligé de vous rendre sur place. Cette boisson est interdite sur les autres territoires de Qedo.
— Et dans l’île ?
— Elle sert aux fêtes rituelles de Fuyu Khan.
— Seulement ?
— Non, c’est un prétexte, les indigènes en consomment couramment. Le gouvernement ferme les yeux. D’ailleurs l’exportation n’est pas interdite, bien qu’elle soit sévèrement réglementée.
— Pouvez-vous m’aider à établir un contact sur place ?
— Quelle sera ma commission ? Car je vous préviens, les autorisations sont délivrées avec une extrême parcimonie.
— Disons que je vous offre trois pour cent de mes bénéfices hors fret.
— Quand voulez-vous partir ?
— Demain, si c’est possible.
Marquant chaque syllabe de ses lèvres, Stiri Unga prononça en langage muet :
— Attendez-moi ici. Je sais que ce couloir est inconfortable, mais c’est votre meilleure protection. Il ne comporte qu’une issue à chaque extrémité.
Puis il appuya sur un commutateur. Un jeu de lasers aux faisceaux tranchants éclaira fortement chaque côté de l’étroit corridor, laissant au centre une plage d’obscurité, cachette indécelable au cœur de l’éblouissement.
— Ainsi, vous devenez quasi invisible.
Reprenant sa voix, il ajouta en souriant :
— M’accordez-vous une demi-heure, juste le temps d’avertir le comité de surveillance ethnologique, l’office des spiritueux et les autorités des mers australes. Il n’y a que le consul de Suisse qui puisse traiter d’égal à égal avec un État si petit et si grand à la fois.
— Qu’est-ce que vous entendez par là ?
— Vous savez sans doute que la géographie de Qedo se caractérise par un vaste continent et une île, Is’Khaï. Mais probablement pas que l’immense surface des mers australes appartient à cette dernière.
— Je croyais les nations unies sur cette planète.
— En fait, sans en accepter le statut, Is’Khaï n’est qu’une sorte de protectorat, avec ses susceptibilités.
Stiri Unga sortit aussitôt par la porte d’entrée. Yamanote l’entendit trafiquer la plaque du consulat, puis revenir vers son bureau en empruntant un couloir parallèle.
Il s’assit par terre contre le mur, les bras passés autour de ses genoux, fixant la nuit des yeux. Le temps passa très vite à l’intérieur de son sandwich d’ombre. Les dernières images de sa quête s’inscrivaient dans son esprit avec une précision méticuleuse. Bien des éléments lui semblaient remarquables, mais aucun d’entre eux ne se coordonnait ni ne se reliait au rêve-implant.
À cause de la puissante clarté qui sectionnait l’espace au ras de son épaule, le « chercheur » ne s’aperçut pas que la cloison du fond s’était ouverte et qu’un personnage s’avançait vers lui d’un pas silencieux. Averti seulement lorsqu’un pied étranger traversa l’ombre, il se recroquevilla pour l’éviter. L’inconnu hésita en se retrouvant brusquement plongé dans l’obscurité, son corps vacilla, tituba, puis alla s’écrouler de l’autre côté de la faille sombre. Yamanote eut parfaitement le temps de l’observer quand il se releva, se massant l’épaule. Son visage avait les traits plus géométriques que la plupart des Qediens. Un instant, Shimbashi eut l’impression que des veinules bleu ciel craquelaient la faïence de sa cornée blanche, autour de son iris rouge. Mais cette vision fugitive lui laissa le sentiment d’un effet d’optique dû à sa propre difficulté oculaire d’observer ce qui existait dans la zone lumineuse. Une fois debout, l’homme inspecta longuement le couloir, suspectant un piège, incapable de deviner néanmoins que la continuité spatiale était interrompue par cette mince bande d’obscurité où se tassait le « chercheur ».
Sans que ce dernier puisse intervenir, l’étranger sortit un objet informe. Un éclair insoutenable traversa son réduit nocturne au moment même où Stiri Unga intervenait dans le couloir.
Tout fut si bref que Yamanote s’avoua longtemps incapable de dire ce qui se produisit ensuite. Jusqu’à ce qu’une succession d’événements s’enchaînassent pour lui apporter ultérieurement un semblant de solution. Et encore, s’agirait-il d’un nœud d’images si serré qu’il ne parviendrait jamais à le démêler tout à fait.
Quand il reprit contact avec la réalité, le consul gisait au sol près de lui. Son corps baignait dans une lumière normale. Il ne respirait plus. Le « chercheur » déplia ses membres recroquevillés comme ceux d’un animal électrocuté et l’allongea sur le dos. En appuyant fortement des deux mains sur sa cage thoracique, celle-ci claqua telle une balle de celluloïd. La respiration se rétablit très vite. Stiri Unga ouvrit des yeux effrayés.
— Où est-il, je l’ai tué ?
— C’est lui qui a failli vous avoir. Mais comment ?
— Je n’en sais rien. Excusez-moi.
Le Qedien se releva et, à la surprise de Shimbashi, examina soigneusement chaque portion du couloir, comme s’il voulait vérifier qu’une fêlure secrète ne s’y était pas produite, propice ensuite à la dislocation des murs. Une fois son inspection terminée, il se retourna en souriant.
— Ah ! j’ai votre sauf-conduit. Je ne vous fais pas entrer dans l’officine, moins on vous y verra mieux ça vaudra.
Yamanote sentit une plaque ronde glisser entre ses doigts. C’était un passeport intérieur des plus légaux, portant une reproduction de son visage au recto et l’inscription réglementaire au verso : « Tout contrefacteur sera puni de réclusion à vie sur sa planète d’origine. » Dans le corps de la plaque, les renseignements relatifs à son identification et à la justification de son voyage étaient réunis sous un volume minimum.
— C’est de fabrication terrienne. Vous auriez eu tous les ennuis possibles si je vous avais fourni un laissez-passer local. À juste titre, les Qediens soupçonnent l’authenticité de leurs propres documents.
— Merci. Mais dites-moi, quel est cet homme qui nous a agressés ?
— Vous avez sans doute été suivi depuis votre hôtel. C’est une marotte ici de surveiller les étrangers.
— Ça se voit tant ? Moi qui croyais…
— On vous a choisi à cause d’une certaine similitude avec nous. C’est vrai. Mais aucun habitant de cette planète ne s’y trompera, même si vous changez de couleur. Au Sud, le soleil dépigmente la peau.
Ce détail lui remémora la scène du tremblement d’air.
— Une dernière chose : dites-moi pourquoi les Qediens ont construit un aérotrain à une telle altitude, alors qu’il y a danger de mort à l’emprunter ?
Stiri Unga le dévisagea stupidement, comme s’il ne saisissait pas le sens de la question.
— L’aérotrain ? Ah ! il est là depuis tant d’années. À cette époque, nos ancêtres ne connaissaient pas ce type de phénomènes atmosphériques. Aujourd’hui, la sécurité exigerait qu’on rase des quartiers entiers pour édifier un nouveau réseau de transport urbain plus conforme. Mais les tremblements d’air font si peu de victimes que le prix à payer serait trop cher. Alors, on le laisse.
Yamanote devina qu’il n’en tirerait pas un mot de plus. D’origine qedienne, le consul de Suisse jouait un double jeu. Les services secrets de la confédération l’avaient choisi pour ce rôle, indispensable à la protection psychologique d’un « chercheur ». Pourtant ces mensonges dissimulaient sûrement une vérité plus cruelle. Sinon, pourquoi les autoroutes et leurs échangeurs auraient-ils été démantelés ?
De retour à l’hôtel Prince par des voies moins dangereuses qu’à l’aller, Yamanote rangea ses affaires et se prépara en attendant l’heure du dîner. La voyageuse ne vint pas au rendez-vous. Il dîna seul au restaurant terrien où lui furent servis sous des noms familiers des plats qui dissemblaient autant de la préparation originale que sa morphologie de celle des Qediens.
Le lendemain matin, alors qu’il sortait du laveur, l’interécran émit une modulation. Le « chercheur » passa un vêtement avant de répondre. Le portier inclina la tête pour le saluer.
— Vous êtes bien Yamanote Shimbashi ?
— C’est moi, oui.
— Un certain M. Ush’Gara vous attend à la réception.
— Dites-lui que je n’ai pas beaucoup de temps à lui accorder, je m’embarque d’ici une heure sur l’hydralux pour Is’Khaï.
— Il vous attend.
— Cinq minutes, je suis presque prêt.
Sans même réfléchir à qui pouvait le demander, un membre du consulat, un représentant de l’exposition de Baku à qui il avait remis sa carte, il se précipita au rez-de-chaussée. Une fois devant la réception, personne.
Le portier ne ressemblait pas à celui qui l’avait alerté. Yamanote lui désigna le salon où des personnalités officielles et des hommes d’affaires de la confédération, plus quelques Qediens, attendaient dans les fauteuils classiques.
— Qui me demande ?
— Pardon, monsieur ?
— Je suis Yamanote Shimbashi. Vous m’avez appelé tout à l’heure. Où est monsieur Ush’Gara ? Il m’attend.
— Ce nom ne me dit rien. Une seconde, je vais me renseigner.